Emerveillement

« 37. L’émerveillement.
Cette rétrospective sur la découverte de la méditation est venue là de façon entièrement
imprévue, presque à mon corps défendant — ce n’était pas du tout ce que je me proposais
d’examiner en commençant. J’avais envie de parler de l’émerveillement. Cette nuit si riche
de tant de choses, a été riche aussi en émerveillement devant ces choses. Au cours du travail
déjà, il y avait une sorte d’émerveillement incrédule devant chaque nouveau faux-fuyant mis à
jour, comme un costume grossier cousu de gros fil blanc que je m’étais complu, c’était à peine
croyable ! à prendre pour du vrai de vrai le plus sérieusement du monde ! Bien des fois encore
depuis, dans les années qui ont suivi, j’ai retrouvé ce même émerveillement comme en cette
première nuit de méditation, devant l’énormité des faits que je découvrais, et la grossièreté des
subterfuges qui me les avaient fait ignorer jusque là. C’était par ses côtés burlesques d’abord
que j’ai commencé à découvrir le monde insoupçonné que je porte en moi, un monde qui au
fil des jours, des mois et des années s’est révélé d’une richesse prodigieuse. En cette première
nuit déjà, pourtant, j’ai eu pour m’émerveiller d’autres sujets que des épisodes de vaudeville.
C’est la nuit où pour la première fois j’ai repris contact avec un pouvoir oublié qui dormait
en moi, dont la nature encore m’échappait, si ce n’est justement que c’est un pouvoir, et qui
est à ma disposition à tout moment.
Et les mois précédents déjà avaient été riches d’un muet émerveillement d’une chose que je
portais en moi, depuis toujours sûrement, avec laquelle je venais seulement de retrouver contact. Je ressentais cette chose non comme un pouvoir, mais bien plutôt comme une douceur
secrète, comme une beauté à la fois très paisible et troublante. Plus tard, dans l’exultation
de la découverte de mon pouvoir si longtemps ignoré, j’ai oublié ces mois de gestation silencieuse, dont témoignaient seulement quelques poèmes épars — des poèmes d’amour, qui
peut-être auraient détoné le plus souvent au milieu de mes notes de méditation…
C’est des années plus tard seulement que je me suis souvenu de ces temps d’émerveillement en la beauté du monde et en celle que je sentais reposer en moi. J’ai su alors que cette
douceur et cette beauté que j’avais senties en moi, et ce pouvoir que j’ai découvert peu après
qui a profondément changé ma vie, étaient deux aspects inséparables d’une seule et même
chose.
Et je vois aussi, maintenant, que l’aspect doux, recueilli, silencieux de cette chose multiple
qu’est la créativité en nous, s’exprime spontanément par l’émerveillement. Et c’est dans
l’émerveillement aussi d’une indicible beauté en soi révélée par l’être aimé, que l’homme
connaît la femme aimée et qu’elle le connaît. Quand l’émerveillement en la chose explorée
ou en l’être aimé est absent, notre étreinte avec le monde est mutilée du meilleur qui est en
elle — elle est mutilée de ce qui en fait une bénédiction pour soi et pour le monde. L’étreinte
qui n’est un émerveillement est une étreinte sans force, simple reproduction d’un geste de
possession. Elle est impuissante à engendrer autre chose que des reproductions encore, en
plus grand ou plus gros ou plus épais peut-être, qu’importe, jamais un renouvellement (34).
C’est quand nous sommes enfants et prêts à nous émerveiller en la beauté des choses du
monde et en nous-même, que nous sommes prêts aussi à nous renouveler, et prêts comme
instruments souples et dociles entre les mains de l’Ouvrier, pour que par Ses mains et à travers
nous des êtres et des choses peut-être se renouvellent.
Je me rappelle bien que dans ce groupe d’amis sans façons qui pour moi représentait le
milieu mathématique, à la fin des années quarante et dans les années suivantes, milieu parfois bruyant et sûr de lui, où le ton un peu péremptoire n’était pas si rare (mais sans qu’il
s’y glisse pourtant une suffisance) — dans ce milieu il y avait place à tout moment pour
l’émerveillement. Celui en qui l’émerveillement était le plus visible était Dieudonné. Que
ce soit lui qui fasse un exposé, ou qu’il soit simplement auditeur, quand arrivait le moment
crucial où une échappée soudain s’ouvrait, on voyait Dieudonné aux anges, radieux. C’était
l’émerveillement à l’état pur, communicatif, irrésistible — où toute trace du “moi” avait disparu. Au moment où je l’évoque maintenant, je me rends compte que cet émerveillement par
lui-même était une puissance, qu’il exerçait une action immédiate tout autour de sa personne,
comme un rayonnement dont il était la source. Si j’ai vu un mathématicien faire usage d’un
puissant et élémentaire “pouvoir d’encouragement”, c’est bien lui ! Je n’y ai jamais resongé
avant cet instant, mais je me souviens maintenant que c’est dans ces dispositions aussi qu’il
avait accueilli déjà mes tout premiers résultats à Nancy, résolvant des questions qu’il avait
posées avec Schwartz (sur les espaces (F ) et (LF )). C’étaient des résultats tout modestes, rien
de génial ni d’extraordinaire certes, on pourrait dire qu’il n’y avait pas de quoi s’émerveiller.
J’ai vu depuis des choses de toute autre envergure rejeté par le dédain sans réplique de collègues qui se prennent pour de grands mathématiciens. Dieudonné n’était nullement encombré de semblable prétention, justifiée ou non. Il n’y avait rien de ce genre qui l’empêchait
d’être ravi même par les petites choses.
Il y a dans cette capacité de ravissement une générosité, qui est un bienfait pour celui qui
veut bien la laisser s’épanouir en lui, comme pour son entourage. Ce bienfait s’exerce sans
intention d’être agréable à qui que ce soit. Il est simple comme le parfum d’une fleur, comme
la chaleur du soleil.
De tous les mathématiciens que j’ai connus, c’est en Dieudonné que ce “don” m’est apparu de la façon la plus éclatante, la plus communicative, la plus agissante aussi peut-être, je
ne saurais dire (35). Mais en aucun des amis mathématiciens que j’ai aimé fréquenter, ce donlà n’était absent. Il trouvait occasion à se manifester, de façon peut-être plus retenue, à tout
moment. Il se manifestait à chaque fois que je venais vers l’un d’eux pour lui faire partager
une chose que je venais de trouver et qui m’avait enchantée.
Si j’ai connu des frustrations et des peines dans ma vie de mathématicien, c’est avant tout
de ne pas retrouver, en certains de ceux que j’ai aimés, cette générosité que j’avais connue en
eux, cette sensibilité à la beauté des choses, “petites” ou “grandes”; comme si ce qui avait fait
la vie frémissante de leur être s’était éteint sans laisser de trace, étouffé par la suffisance de
celui pour qui le monde n’est plus assez beau pour qu’il daigne s’en réjouir.
Il y a eu aussi, certes, cette autre peine, de voir tel de mes amis d’antan traiter avec condescendance ou avec mépris tel de mes amis d’aujourd’hui. Mais cette peine est infligée par la
même fermeture, au fond. Celui qui est ouvert à la beauté d’une chose, si humble soit-elle,
quand il a senti cette beauté, ne peut s’empêcher de sentir aussi un respect pour celui qui l’a
conçue ou faite. Dans la beauté d’une chose faite par la main de l’homme, nous sentons le
reflet d’une beauté en celui qui l’a faite, de l’amour qu’il a mis à la faire. Quand nous sentons
cette beauté, cet amour, il ne peut y avoir en nous condescendance ou dédain, pas plus qu’il
ne peut y avoir condescendance ou dédain pour une femme, en un moment où nous sentons
sa beauté, et la puissance en elle dont cette beauté est le signe. »
Récoltes et Semailles, Alexandre Grothendrieck


« La découverte est le privilège de l’enfant. C’est du petit enfant que je veux parler, l’enfant
qui n’a pas peur encore de se tromper, d’avoir l’air idiot, de ne pas faire sérieux, de ne pas faire
comme tout le monde. Il n’a pas peur non plus que les choses qu’il regarde aient le mauvais
goût d’être différentes de ce qu’il attend d’elles, de ce qu’elles devraient être, ou plutôt : de
ce qu’il est bien entendu qu’elles sont. Il ignore les consensus muets et sans failles qui font
partie de l’air que nous respirons — celui de tous les gens sensés et bien connus comme tels.
Dieu sait s’il y en a eu, des gens sensés et bien connus comme tels, depuis la nuit des âges !
Nos esprits sont saturés d’un “savoir” hétéroclite, enchevêtrement de peurs et de paresses,
de fringales et d’interdits, d’informations à tout venant et d’explications pousse-bouton —
espace clos où viennent s’entasser informations, fringales et peurs sans que jamais ne s’y
engouffre le vent du large. Exception faite d’un savoir-faire de routine, il semblerait que le
rôle principal de ce “savoir” est d’évacuer une perception vivante, une prise de connaissance
des choses de ce monde. Son effet est surtout celui d’une inertie immense, d’un poids souvent
écrasant.
Le petit enfant découvre le monde comme il respire — le flux et le reflux de sa respiration lui font accueillir le monde en son être délicat, et le font se projeter dans le monde qui
l’accueille. L’adulte aussi découvre, en ces rares instants où il a oublié ses peurs et son savoir,
quand il regarde les choses ou lui-même avec des yeux grands ouverts, avides de connaître,
des yeux neufs — des yeux d’enfant. »
Alexandre Grothendieck, Récoltes et Semailles.

« Certes, ma vie est déjà pleine de morts. Mais le plus mort des morts est le petit garçon que je fus. Et pourtant, l’heure venue, c’est pourtant lui qui reprendra sa place à la tête de ma vie, rassemblera mes pauvres années jusqu’à la dernière, et comme un jeune chef ses vétérans, ralliant la troupe en désordre, entrera le premier dans la maison du père. Après tout, j’aurais le droit de parler en son nom. Mais justement, on ne parle pas au nom de l’enfance, il faudrait parler son langage. Et c’est ce langage oublié ; ce langage que je cherche de livre en livre, imbéciles ! comme si un tel langage pouvait s’écrire, s’était jamais écrit. N’importe, il m’arrive parfois d’en retrouver quelque accent. » Bernanos.

« Le danger n’est pas dans les machines, sinon nous devrions faire ce rêve absurde de les détruire par la force, à la manière des iconoclastes qui, en brisant les images, se flattaient d’anéantir aussi les croyances. Le danger n’est pas dans la multiplication des machines, mais dans le nombre sans cesse croissant d’hommes habitués, dès leur enfance, à ne désirer que ce que les machines peuvent donner. » (Georges Benanos, La France contre les robots)

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