
Martin Steffens, qui vient de publier un recueil de méditations Marcher la nuit, textes de patience et de résistance (éd. Desclée de Brouwer, 2020, 320 p), porte un regard clairvoyant sur la crise sanitaire.
« Nous avons encore, je l’espère, quelque souvenir de ce que (cette ombre large comme la mort, qui s’est portée sur nous,) est venue obscurcir. À savoir: une civilisation du visage, de la rencontre. Une civilité de la relation, soutenue par des mœurs à la fois avenantes et respectueuses de l’intimité de chacun. Cet art de vivre, palpable dans la ville européenne, avec ses cafés et ses grandes places, était sans doute déjà menacé par nos rythmes effrénés, par la mobilité, façon zombie, qui est la nôtre quand nous avançons tête baissée, attentifs seulement à notre smartphone. Mais, jusqu’à il y a peu, il allait encore de soi qu’il fallait sortir de chez soi…
Or, en un temps très court, tous les lieux sont devenus inhospitaliers. Partout des affichettes vous infantilisent : « Je me lave les mains », etc. Dans les églises, les prêtres ajoutent aux paroles sacramentelles les consignes sanitaires, nouveau visage du sacré.
Je cherche la lumière là-dedans. Je me dis que, en ces temps de mondialisation accélérée, inconsciemment, l’humanité cherche un point commun, un symbole d’unité. Non plus au-delà du religieux: c’était la tentative de la République laïque, vouée à l’échec, sauf à faire de la laïcité un nouveau dogme religieux… Alors on cherche en deçà du religieux, dans le plus petit dénominateur commun: « on veut tous vivre, on ne veut pas mourir ». Voilà ce que dit le masque, voilà le message que l’humanité s’adresse à elle-même. Le monde s’unifie autour de la conservation: conservation de la planète, de la santé, des œuvres d’art du passé… Entre le musée et le musellement…(…)
L’humain, ce ne peut être seulement cette peur de mourir. Être humain, c’est vivre sa dépendance à l’autre, non comme une menace, mais comme une bonne nouvelle.(…)
Nous sommes les héritiers de l’anthropologie de Hobbes, donc d’une conception de l’Etat que je nomme, avec Robert Esposito, « immunitaire ». L’immunité, c’est, étymologiquement, le contraire de la « communauté ». C’est le refus de la dette commune (« co-munus » en latin). qui nous oblige les uns aux autres. Car, selon Hobbes, ce que nous nous donnons, ce n’est pas d’abord la vie, la culture, une langue… c’est la mort. Son Etat-Léviathan est là pour nous protéger les uns des autres. Résister à la dérive « immunitaire » actuelle, c’est aussi déconstruire patiemment cet imaginaire. (…)
S’il est une chose qui est certaine, c’est que le masque est de trop. De trop parce que cette épidémie n’a pas vocation à durer. Il ne devrait donc pas s’agir d’ « adopter les bons réflexes », mais au contraire de ne jamais s’y faire. Quand la distanciation sociale sera devenue une habitude pour se protéger de n’importe quel virus, quand donc on aura préféré sa santé à la relation, nous aurons tout à fait basculé dans le monde de l’après. Ce ne sera pas l’après-Covid, que tout le monde fantasme alors que nous sommes en plein dedans. Ce sera le monde de l’après-humain.(…)
Je dirais aujourd’hui que, pour sourire, les yeux ne suffisent pas. Je ferais l’éloge de la bouche et des lèvres. À quoi ressemblons-nous avec nos masques? Quand nous parlons, ce bout de coton, de papier et de plastique semble prendre vie. Nous insufflons à notre masque la pulsation de notre propre parole. C’est une vie protoplasmique. parasitaire. On l’imaginerait presque en train d’essayer de se frayer un passage via l’orifice buccal! C’est très laid. (…)
J’ai peur pour cette chose imperceptible, et donc indéfendable, qu’est la relation. Et pour cette autre chose, si exigeante qu’on ne la défend guère davantage: la liberté. Jacques Ellul montre que la propagande moderne ne vise pas à transformer l’opinion, ce qui est trop incertain, mais à ce qu’ un même geste soit accompli par tous, en même temps. La propagande, écrit-Il, ce n’est pas l’orthodoxie, mais l’orthopraxie: « Ce n’est pas de faire changer d’adhésion à une doctrine, mais d’engager irrationnellement dans un processus actif. Ce n’est plus d’amener à un choix, mais de déclencher des réflexes. ». Pour lever tout soupçon de complotisme, Ellul ajoutait qu’à cette propagande, tous sont soumis, même ceux qui la produisent.(…)
Les années soixante-dix nous avaient débarrassés de la morale. En réalité, elle s’était seulement déplacée et fortifiée. On pouvait coucher avec tout le monde, mais il fallait, comme on nous le répétait en boucle à l’école, « sortir couverts ». Morale de la préservation de soi, compatible avec une jouissance infinie. Morale purement technique, dont la mesure interne, l’hygiène, prévaut aujourd’hui partout. I I n’y a qu’à regarder les paquets de cigarettes: des images d’une laideur et d’une violence sans nom accusent les mamans qui fument de se suicider et de tuer leurs enfants. C’est à dire de ne pas les aimer. Même chose pour la prévention anti-Covid : quand on aime ses proches, et si on les aime vraiment, on ne s’approche pas d’eux.
Cette charité qui prétexte de l’amour du prochain pour le tenir à distance, c’est en effet, pour reprendre l’expression célèbre de Chesterton, une vertu chrétienne devenue folle. Mais les vertus païennes ne s’en tirent pas mieux. Prenez la prudence, l’une des quatre vertus cardinales. Elle consiste, au cœur de l’action, à ajuster correctement les moyens à la fin qu’on s’est fixée. La prudence suppose donc l’engagement et la prise de risque. De nos jours, elle consiste surtout à ne plus entrer dans aucune action. Comme on l’entend partout, « on préfère annuler ».
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15 octobre 2020